Luttes sociales et théologie de la libération ?

Débat à partir du témoignage de Gui LAURAIRE (Théologien)

Appel au débat :

arbre

Dans les années 1960, des communautés de base d'Amérique latine ont justifié leurs luttes contre les déséquilibres économiques, sociaux et  politiques en se référant à l’Evangile et à l’analyse marxiste des rapports humains.

Ce mouvement fut conceptualisé sous le nom de théologie de la libération (Gustavo Gutierrez au Pérou, Leonardo Boff, Frei Betto au Brésil, Jon Sobrino au Salvador).

Qu'est-ce qui caractérise cette théologie par rapport à celles de l'orthodoxie (contextualisme, vérité, relativisme)?

Pourquoi s’est-elle heurtée à l'Eglise de Rome?

Quels ont été ses champs d'application: pauvreté économique et   culturelle, femmes, noirs, écologie?

Comment a-t-elle évolué? En quoi sa démarche est-elle toujours d'actualité?


Le débat (13 05 08 à la brasserie du Dôme) :

C R du Témoignage :

Ouverture du débat par Gui Lauraire

 

Je donnerai un premier exemple. Celui de la famille de Narcisse dans un petit village du Pérou. Narcisse a 7 enfants. Il a construit sa maison 4 fois et elle est détruite 3 fois par une entreprise américaine dont les ouvriers attendent tous les jours pour être embauchés. Les enfants de Narcisse n’ont pas d’école. Narcisse donne sa maison pour que les enfants puissent aller à l’école. Le Mouvement des Travailleurs Chrétiens (MTC) soutient Narcisse et s’engage à construire une école. De cet événement, la communauté fait une analyse socio-politique.  L’analyse sociale révèle une chrétienté coloniale (religion d’importation), où les chrétiens se réunissent en communauté ecclésiale de base, lieu de la réflexion sur les conditions de vie qui est à la base de la théologie de la libération. C’est une pratique engagée dans l’histoire des gens. C’est dans l’histoire que Dieu se dit, là c’est le peuple pauvre, croyant, engagé qui réfléchit.  La théologie de la libération ne vient pas en premier, mais vient d’une pratique sociale des communautés, de leur vie, de leur combat pour devenir maître de leur destin, comme les combats menés par le peuple de la Bible où le  “ colonialisme ”  de l’époque maintenait le peuple hébreux (à part quelques exceptions) dans une condition de subalterne. Aux Etats-Unis, leur théologie est une théologie de domination.

Entre la théologie de la libération et Rome le choc vient d’une théologie dominante imposée par le magistère, pensée in abstracto par des théologiens de métier au service du magistère. Cette théologie qui se prétend universelle (voir le grand catéchisme) est une conception de l’universel inacceptable. Au contraire, la théologie de la libération a pour point de départ une libération historique, un Dieu dans l’histoire des hommes, des pasteurs qui participent à la libération. Panicar théologien indien dit en gros : la théologie occidentale = nous sommes les meilleurs, ce qui est bon pour nous est bon pour tous. Au contraire, la théologie de la libération a pour point de départ une libération historique, de Dieu dans l’histoire des hommes, où des théologiens  sont impliqués. Il y a un va et vient entre eux et la communauté. La théologie de la libération est une réflexion sur une pratique. C’est au cœur même de l’histoire que l’on peut rencontrer Dieu. (http://www.alterinfos.org/spip.php?article428).

Il y a une proximité du peuple avec la bible. Ce peuple se trouve en accord avec les peuples de l’Ancien Testament, pour une même libération. Les indiens ont accueilli les conquérants dans un esprit d’ouverture. Quelle erreur. Jean Paul II, en visite dans un pays, commence par baiser la terre. Parole d’un indien latino américain : ce n’est pas que la terre que les Européens ont baisé !

Au service de la théologie officielle, l’institut Rockefeller a défini de quelles armes les USA pouvaient disposer pour maintenir les peuples sous leur domination : l’alcool, la drogue, les sectes (évangéliques), les médias. Certaines sectes se sont pourtant engagées dans la théologie de la libération. Il existe autant de théologies de la libération qu’il existe de cultures. Le théologien Claude Geffré (http://fr.wikipedia.org/wiki/Claude_Geffr%C3%A9), dit que la valeur d’une théologie se mesure à sa capacité de disparaître.

La théologie de la libération s’inscrit dans les luttes indispensables pour la libération humaine, une certaine libération de classe. C’est une pratique de relecture chrétienne d’un combat social réfléchi, analysé.Cette théologie reconnaît qu’elle est partielle et partiale ; elle accepte donc le dialogue et les interprétations avec les autres églises chrétiennes. Elle est œcuménique. La pratique est à la base de tout et les pratiques différentes donnent des théologies différentes. Il faut parler des théologies de libérations par inculturation,  d’Amérique Latine, d’Afrique, d’Asie (http://fr.wikipedia.org/wiki/Inculturation). Dans la collection Foi Vivante : « Qu’est-ce que la théologie de la libération » des frères Boff.

 

Le débat.

 

FS : Quelle est sa situation vis-à-vis de l’institution ?

G L : Si la religion soutien l’oppresseur, il faut la combattre. Oscar Romero, http://fr.wikipedia.org/wiki/Oscar_Romero) personnage clé de la théologie de la libération (http://fr.wikipedia.org/wiki/Th%C3%A9ologie_de_la_lib%C3%A9ration) prêtre ultra conservateur issu d’un milieu aisé, est nommé Archevêque de San Salvador en 1977. En contact avec les gens des bidonvilles, il prend conscience que sa place est auprès des pauvres et abandonne son palais présidentiel pour vivre avec eux (là même où son ami Utrillo Grande jésuite a été assassiné). Il est devenu l’évêque des sans voix. En conflit avec le pouvoir, l’armée et la bourgeoisie, il est assassiné en 1980 avec la complicité des USA.

A Cuzco, ville du Pérou au milieu des Andes, Rome nomme contre l’avis des communautés, un évêque général de l’armée. Les chrétiens refusent de le reconnaître comme leur évêque.

Q / Et le champ socioculturel ?

G L / La théologie de la libération intègre bien sûr le champ socioculturel. Pour les théologiens d’Asie, la religion populaire est une forme de résistance contre la religion imposée. La religion n’est jamais pure ; elle est toujours un peu superstition partout.

Q / Est-ce qu’il y a une contamination marxiste ?

G L / Gustavo Gutiérrez était curé à Lima d’une paroisse très populaire et pauvre et en même temps aumônier d’un groupe d’étudiants, style aumônier de l’action Catholique.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Gustavo_Guti%C3%A9rrez_Merino.  Lorsque les chrétiens s’engagent dans la société pour la transformer et luttent contre la classe dominante, cela ne signifie pas qu’ils sont communistes.

J’ai participé à la  mise en place de la pastorale de l’évêque du diocèse de …. Le travail de réflexion a commencé par une réunion de tous les animateurs des communautés de bases avec compte rendus. Le document rédigé est envoyé aux communautés de base qui le corrigent et le commentent. Ce processus est passé par 3 va et viens entre l’équipe de rédaction et les communautés de base, avant de devenir le document officiel du diocèse. C’est long mais cette démocratie fait que ce document engage tous les chrétiens. Ce document est diffusé très vite dans tous les diocèses du tiers monde mais évidemment pas en Europe. Plus tard, le nouvel évêque mis en place par Rome a démoli le travail réalisé et a décidé tout seul des orientations de la pastorale. Il y a ce que Rome décide, mais sur le terrain se fait autre chose.

Q / Est-ce qu’on peut libérer une société d’une religion imposée ? Ne vaudrait il pas mieux partir carrément des religions locales, africaines par exemple ?

G L / Ce n’est pas à partir de la religion qu’il faut réagir, mais à partir du terrain. En Afrique ?

En Asie : Jésus Christ seul Sauveur ? Les Indiens disent qu’eux aussi ils ont des Sauveurs. Les animistes intègrent Jésus.

Q / En Afrique, les ancêtres sont importants en tant que médiateurs entre nous et Dieu. Même l’arbre est une créature de Dieu. Il n’y a pas mille dieux mais Dieu partout.

R / Vous vous placez dans un espace symbolique.

G L / Dans le monde gitan, on trouve une grande ressemblance avec le monde des Indiens de l’Amérique du Sud. Cela vient de la culture orale. Ils demandent pardon à Dieu avant de labourer la terre pour les semailles, car ils vont lui faire mal. Ils sont scandalisés que la terre soit à vendre ! Il y a une communion des hommes avec la nature.

Q / A Conakry au nord de la Guinée, les noirs disent que l’occident a christianisé l’Afrique, maintenant nous avons à africaniser le christianisme.

G L / On ne veut, ni le Christ catholique, ni le Christ protestant ; donnez nous le Christ et laissez nous en faire ce qui nous correspond.

Q / Il a été question de communiquer à Dieu par l’intermédiaire d’un ancêtre. On retrouve ça dans la Bible. Faut-il un intermédiaire ? Le prêtre … ?

G L / Dans l’ancien testament, Joseph met (en place un régime totalitaire (Genèse 47). C’est) l’histoire de la famine, de l’achat des terres du peuple contre la nourriture, de l’exploitation des hommes puis de l’esclavage (sauf des prêtres). Est-ce que notre religion n’est pas au service des dominateurs ? La Bible a été écrite à partir des pratiques de libération.

Q / Y a-t-il une théologie de la libération pour l’Europe ?

G L / La théologie de la libération est une pratique communautaire. Les équipes des mouvements d' Action Catholique sont une pratique de la théologie de la libération. Mais chez nous il y a un manque de communautés de bases vivantes qui fassent une analyse. Pour les communautés de base, le marxisme a servi de méthode d’analyse, ce qui a exaspéré Rome. En Europe, on fait de la spiritualité désincarnée. De quoi alors sommes nous esclaves ? De quoi devons nous nous libérer ?  

M C R / Oui vous pouvez venir à l’ACO où notre réflexion part de l’expérience humaine.

Q / Chez nous en Colombie, le peuple colonisé est un peuple qui a la foi mais qui n’est pas religieux. La réalité politique montre que nous sommes colonisés. Mais ne pourrait-on pas dire la même chose ici ? Nous sommes influencés par les lobbys économiques  mais à la libération des peuples il ne faut oublier la libération personnelle ; il faut lutter contre nous même. La libération n’est pas religieuse. Il y a une libération artistique. Dans une exposition, une femme a pleuré ; le tableau a provoqué une libération.

G L / La théologie de la libération s’appuie sur certains textes bibliques (pas tous) où l’on trouve toutes les situations humaines ; il y a des combats de libération. C’est incroyable les platitudes des interprétations de la Bible. Par exemple, le Pape est le vicaire du pauvre et non le vicaire du Christ.

Vous trouverez dans la revue Parvis un numéro spécial (n° 29) sur la théologie de la libération[1] http://reseaux.parvis.free.fr/2006_n29_theologie_liberation.htm). Il y a des expériences palestiniennes, israéliennes et même européennes.

Q / En France c’est pareil, pas besoin d’aller au Pérou. En tant que chrétien catéchisé je me suis senti faisant parti d’un peuple supérieur. L’Action Catholique m’a aidé à dépasser ce conditionnement. Il y a plusieurs façons d’accéder à Dieu. Ça montre aussi la complexité de Dieu. Tout le monde subit des pressions économiques qu’il faut combattre.

G L / La lutte de libération demande une éducation populaire, une conscientisation et une organisation. Et si on veut être efficace, il faut être plusieurs, nombreux. Seul, on n’est pas efficace dans la lutte. Il faut sortir de l’individualisme. Les lobbies, les médias, veulent nous maintenir dans l’individualisme (Coca Cola, TF1 : Il faut préparer les esprits à consommer ….)

Q / N’est-ce pas des dérives casuistiques ?

G L / Non, il faut poursuivre le dialogue et ne pas se replier.

Q / Quel regard porter sur la hiérarchie ? L’abbé Parguel faisait pendant la guerre des faux documents pour les juifs. Il fut dénoncé par un paroissien et déporté en Allemagne. L’évêque n’a  su que dire que c’était un curé imprudent.

Q / Dans ma famille Colombienne, on est catholique, ma mère pratiquante, mon père pragmatique, mais moi je suis athée. La conceptualisation de Dieu, c’est dangereux ; chacun l’interprète à sa façon avec une incapacité de prendre sa vie en charge ; on est trop encadré, on ne peut pas se libérer.

F S / Le théologien dominicain Ducoq pose la question : Est-ce que Dieu est compétent pour faire du social ?

G L / Péguy dit : « prier et ne pas avoir envie de se battre, c’est être mal élevé ». Dieu se bat pour que l’homme prenne toute sa dimension. Un ami se disant athée m’a dit un jour : « de ce Dieu là dont tu ne me parles jamais je n’en étais ». Dieu n’est pas le Dieu imposé par le magistère. On ne connaît pas assez la Bible.

Q / Les formes de libération que l’on trouve dans la Bible, sont quand même des dominations. La Bible est une théologie de la domination. Pour les Africains, il vaut mieux se libérer à partir de sa religion et de sa culture.

G L / Joseph en Afrique, oui c’est une domination. Mais être chrétien, c’est l’exercice de la liberté.

Q / En fonction de ce que vous avez vécu, compte tenu de votre âge, et du fait que vous m'avez donné l'impression de ne pas être satisfait de l'Eglise actuelle, comme moi, quel message voudriez vous transmettre à l'Eglise de Montpellier ?

G L / On est nombreux à se sentir mal à l’aise. L’Eglise est une institution, et il en faut un peu pour organiser un groupe ; mais l’Eglise doit disparaître pour que vienne le règne de Dieu. Qui a institué l’église ? Jésus a institué le Baptême et l’Eucharistie et nous a donné une prière, le Notre Père. C’est tout. Tout le reste (autres sacrements, droit canon …) ne vient pas de Jésus. Instituer des relations vivantes entre les hommes, c’est toujours changeant, ce n’est pas immobile. Un chrétien pratiquant ce n’est pas celui qui va à la messe, mais c’est celui qui pratique l’amour. Il faut pratiquer la justice, aimer la miséricorde et marcher humblement avec son frère en humanité. Il faut que l’Eglise se désintéresse un peu d’elle-même et s’intéresse un peu plus au monde. Soyons un peu plus présent aux combats des hommes d’aujourd’hui.

Q / Pourquoi les prêtres Lozériens s’investissent-ils tant en Amérique latine ?

G L / Cela vient du Père Louis Dalle qui venait de l’Aubrac. Résistant, il a connu la déportation à Buchenwald. Il part en mission au Pérou, est nommé évêque à Ayaviri et meurt dans un accident sans aucun doute provoqué (http://fr.wikipedia.org/wiki/Louis_Dalle).

Nous avons beaucoup à apprendre de ces pays d’Amérique latine, sur la façon de vivre en chrétien. Là-bas, les chrétiens ne peuvent avoir une messe que 2 fois par an, mais il y a des animateurs de communautés qui se forment. Le problème de la conception universelle de Rome fait que dans l’hémisphère Sud, Noël tombe pour la fête du Soleil. Ce qui serait logique serait de fêter Noël le 24 juin.

Q / Je voulais faire de l’humanitaire et je me suis rendu compte que c’est moi qui avait besoin de l’humanitaire.

Q / Inculturation et libération vont ensemble.

GL / Je veux terminer par un fait : Un leader paysan est arrêté par la police, car on l’accuse d’être communiste subversif. (Don Camara disait : quand on voit quelqu’un qui s’occupe des pauvres, on ne dit pas qu’il est chrétien mais qu’il est communiste.) Quinze jours plus tard, on retrouve son corps mutilé. Des centaines de mineurs et paysans accompagnent son cercueil en chantant. Ils récitent le notre Père : …. Et ne nous laisse pas tomber dans la tentation …de la vengeance.



[1] Les réseaux des parvis, 68 rue de Babylone 75007 Paris Tél. : 01 45 51 57 13.


Ethernaute : Vos reflexions nous intéressent. Envoyez un courriel à l'adresse suivante : aucafedelavie@free.fr.

Retour page Comptes rendus des débats. Retour page d'accueil