LE handicap : quel regard sur l'homme ?

Témoignages de Guillaume ROULAND & Sofiane GHORZY (L'Arche L'Horizon)


Appel au Débat

arbre Les communautés de l’Arche de Jean Vanier accueillent des personnes en situation de handicap mental adultes au sein de foyers de petite taille où elles partagent leur vie avec des hommes et des femmes qui s’engagent à vivre au moins un an avec elles dans la même maison. Le Vivre Ensemble constitue le cadre où une expérience très profonde de rencontre avec l’autre, mais aussi avec soi-même, peut advenir. La croissance et l’énergie des communautés provient de cette expérience où la fragilité de l’autre, handicapé, renvoie en miroir celle de celui ou celle qui l’accompagne. Décrire plus en détail la teneur de cette expérience qui transparaît au travers d’un quotidien souvent dense et difficile ainsi que les spécificités du projet de l’Arche au regard du paysage médico-social constituera l’essentiel du témoignage de Guillaume Rouland, directeur et responsable de la communauté de l’Arche de Jean Vanier à Montpellier, L’Horizon, avant qu’un débat plus large ne s’ouvre avec l’ensemble des participants sur les questions, interpellations et partages que cela aura pu susciter.

Le témoignage 

  Une vingtaine de participants.

Guillaume ROULAND (GR) : 
L'Arche a été créée par Jean VANIER en 1964 après vingt années de recherche personnelle.
Au sortir de la guerre, en 1945 Jean Vanier démissionne de la Marine pour des études de théologie, avec un dominicain: le Père Thomas Philippe. Il fait alors la connaissance de deux handicapés, qui sont très malheureux, placés dans une institution spécialisée. Jean Vanier décide alors de vivre avec eux comme dans une cellule familiale, à Trosly-Breuil, en région parisienne. La première communauté de l'Arche est née, rapidement deux autres personnes viennent le rejoindre. En 2014, la 147° communauté est fondée à Varsovie, et il y a des communautés dans le monde entier, dont 33 en France.
La communauté de Montpellier, créée en 1998, comporte un foyer occupationnel, dépendant de la CDAPH (Commission des droits  et de l'autonomie des personnes handicapées – ancienne COTOREP). Elle comporte 24 personnes, dont trois couples. Elles vivent dans une maison (5 personnes « normales » et 8 handicapés), avec des jeunes qui s'engagent pendant un an  pour tenir la maison. Autour de ces maisons, il y a un directeur, un médecin psychiatre, un psychologue, des bénévoles.
Comment est-on passé d'un homme avec deux handicapés dans un village de la banlieue parisienne, à la situation actuelle : 147 communautés dans le monde entier ? Dans le vivre ensemble avec le handicapé, on découvre qu'il a les mêmes qualités que les autres. Et il y a un renversement : l'assistant venu pour aider l'autre, s'aperçoit qu'il est porteur d'autres fragilités : tous, nous avons des freins et des blessures, c'est l'unité de la nature humaine. On marche sur le même sol qui est la condition humaine, alors on peut regarder les différences, vivre l'unité dans une grande variété.
 Ceci nous renvoie à la Trinité (trois en un). Cette expérience refonde un regard sur l'homme.
La liberté : l'homme est viscéralement libre, l'expression de la personne  implique la liberté.  La  personne  handicapée a des limites corporelles, mentales qui la rendent dépendante mais elle a des désirs que l'on doit faire émerger.
Cet exercice de la liberté est antinomique du collectif dont on a besoin pour vivre : c'est un paradoxe qu'il faut assumer.
Le handicap renvoie à la souffrance et à la mort. Qu'est-ce que l'homme s'il peut être aussi blessé ?
La communauté confronte chacun au sens de la vie, qui relève du spirituel avec ou sans religion.
Quand on est dans la question du sens, on est dans le spirituel. La communauté repose sur le sens de la personne qui est sacrée.
Elle donne la possibilité de se rencontrer différent sans renoncer à ce que l'on est.

Sofiane GHORZY  (SG): Comment je suis arrivé à l'Arche ?
J'ai 20 ans et je suis originaire de Lyon où j'étais étudiant en Sport Études, mais je m’ennuyais à la fac. On m'a alors proposé de travailler six mois à l'Arche (cela fait deux ans). J'ai arrêté la fac pour gagner l'Arche de Dijon où je consacrais 80% de mon temps comme moniteur d'atelier et, le reste du temps était pour la maison. J'avais environ 18 ans et j'ai fait des découvertes :
    Le respect de la personne qui est accueillie et valorisée
    Tout est fait en fonction des personnes
    La différence est partagée : tous nous sommes différents mais « tout roule » dans les foyers : je suis resté pour voir !
Après un an d'activité de jour, j'ai travaillé en foyer : cela m'a paru du « joli » travail au quotidien que d'accompagner les personnes, tout en faisant un effort spirituel.
J'ai été frappé par le profond respect pour tous les êtres qui composent la communauté et la façon dont ils sont valorisés. Chaque personne est libre de témoigner de sa foi, dans le respect de celle des autres. Les temps spirituels comptent beaucoup pour moi alors que je suis musulman pratiquant.
Au départ j'étais en service civique, on nous faisait confiance, c'est très beau.
Au quotidien on vit l'amour. Les jeunes, en général, ne sont pas diplômés. Les handicapés sont placés au centre de la communauté. J'ai trouvé un vrai confort.
Les handicapés ont des heures d’atelier dans la journée puis rentrent au foyer où on les assiste et les accompagne spirituellement. Les intentions de prière sont au centre du foyer.
Ce qui me retient à l'Arche : c'est l'intérêt pour la personne – la liberté que l'on a – la confiance que l'on nous fait.

LE DEBAT


 1 – Les ateliers que vous proposez sont-ils fixes ou variables ? Comment choisit-on ses ateliers ?

Une bénévole : notre rôle est d'être avec les personnes, les équipes, de créer un lien. J'ai créé un service mais j'ai découvert un réseau de fraternité. Les bénévoles sont là pour les repas, pour animer des ateliers : mosaïque, jardinage, théâtre.
Qu'est-ce qui vous a poussée ? : Le service. Je découvre des liens, des personnes qui ont un visage, des émotions. Et aussi beaucoup de talents pour parler aux handicapés, beaucoup de respect
GR : les ateliers ont des horaires structurés dans la semaine : 9h30 – 12 h  et 14h -17h.
Les activités sont variées : artistiques, manuelles, bricolage, danse. On propose aussi  des séances de piscine, des randonnées.
Il s'agit de valoriser la dimension de travail pour se construire. Les handicapés sont capables de faire de très belles choses.

2- Recherchez-vous une meilleure connaissance de certaines maladies, pour aller vers une guérison ?

GR : en France, il y a environ 1000 handicapés pour une population d’un million (0,1%). Dès le début nous n'avons  pas vocation à prendre sur nous la souffrance du monde. On est signe que la personne handicapée ne se résume pas à son handicap. On est confronté très rapidement à notre impuissance. L'espoir de guérison est un non-sens. Il y a toujours un moment de crise : quand on réalise que le handicapé ne deviendra pas normal.
SG : au départ, je pensais voir une évolution mais l'essentiel est de « tenir le cap ». Par exemple, la trisomie ne se guérit pas. On est conscient du handicap mais on passe au-dessus.
GR : il est toujours difficile d'être confronté à l'inéluctable du handicap.
SG : au quotidien, on est confronté à ces questions. On a recours aux professionnels (aux psys).

3 – Il faut beaucoup de doigté avec un handicapé : « tout voyage commence par un petit pas » (proverbe chinois). On est tous frères, il ne faut pas faire sentir son handicap au handicapé.

GR : Jean Vanier dit : le handicapé porte la déception initiale de ses parents et il continue d'être regardé comme un inutile. Cette souffrance initiale  peut faire écho pendant longtemps.
Le handicap est, a priori un scandale, mais il y a une vie qui peut s'exprimer d'une façon étonnante.

4 – Comment les gens viennent-ils à vous ?

GR : Handicapé à 80 %, on est dirigé vers les ateliers occupationnels, financés par le Conseil Général, avec un stage de un mois au départ.

5 – Le temps en ateliers n'est-il pas très long ? Les handicapés n'ont-ils pas de la difficulté à faire des choses dans la durée ?


GR : les gens aiment les ateliers, ils n’ont pas de problème pour s'y rendre. Les activités sont conçues  en fonction des personnes. Mais nous nous adaptons : si le handicapé est fatigué, on propose une pause.

6 – Combien de temps peuvent rester les personnes accueillies dans la communauté? Y a t-il une possibilité de déboucher sur un emploi ?

GR : dans notre communauté, il n'est pas possible d'envisager une autonomie. Mais dans d'autres communautés, c'est possible : la palette des handicaps est très vaste. A Montpellier nous n'avons pas ce type d'accompagnement. Ils peuvent rester toute leur vie, s'ils le désirent. Mais nous faisons le point régulièrement pour envisager d'aller ailleurs.

7 – J'ai eu un fils trisomique, maintenant décédé. Je suis en contact avec trois de ses amis qui sont autonomes : Sylvie est employée à la cuisine de Castelnau, Aymeric vit dans un appartement et travaille à la cuisine centrale – Jean Nicolas est également indépendant.
Il faut continuer à stimuler ces enfants.

GR : certaines communautés ont des ESAT (Établissement et service d'aide par le travail – ancien  CAT centre d'aide par le travail)

8 – Les handicapés ne sont pas des malades.

9 – Comment vivent- ils leur sexualité ?

GR : Sacrée question !
Un repère : ne pas projeter sur eux notre propre représentation de la sexualité.
Considérer la valeur du désir de la personne, s'assurer du consentement des deux personnes.
Il y a antinomie entre liberté et sécurité. Il faut élaborer des repères pour que la sexualité soit un lieu d'épanouissement de la personne. Il faut aller au-delà de la séparation rigide hommes-femmes.
Il y a le difficile problème de la contraception qui peut mettre les femmes à disposition.
L'émergence d'un couple dans le groupe renvoie tous les autres (« normaux » ou non) à leur propre expérience.

10 – Votre communautés compte 24 personnes accueillies et 27 accueillants. N'y a-t-il pas des conflits ?

SG : il y a des tensions, des conflits : nous avons des temps de parole avec des psys : quand on parle le conflit se dénoue mais restent des tensions.
GR : les personnes qui vivent dans les foyers ne l'ont pas choisi. La vie ensemble fait faire l'expérience de ses fragilités. L'autre n'est pas identifié à ses apparences.
La question des conflits est centrale. Un partage sur le ressenti des situations permet de les éclairer car souvent les conflits naissent de méprises. Ce qui nous relie n'est pas le quotidien mais le mystère de la personne humaine.
Rite du lavement des pieds : nous accomplissons ce rite une fois par an, le jour du Jeudi Saint. La difficulté n'est pas de laver le pied de l'autre mais d'accepter de se laisser laver par lui.

- Ce fut le réflexe de Pierre

11 Votre famille vit-elle au sein de la communauté ?

GR : ceux qui vivent au sein de la communauté ce sont les assistants.
Nous avons un autre rite : celui du « Christkind » : pendant un mois chaque membre de la communauté devient l'ange gardien d'un autre, à son insu, ange gardien qui lui prodigue des attentions.
Les célébrations sont très importantes : anniversaires, fêtes communautaires.

12 – Etre assistant, c'est un choix de vie. Est-ce une vocation ?

GR : souvent le premier contact se fait par le biais du service civique. On commence par un stage d'un mois dans la communauté et l'on est libre de partir.

13- Avez-vous des formations spirituelles ?

GR- En 1964 Jean Vanier commence avec deux personnes et un père dominicain. En 1972 il ouvre une communauté en Inde où il y a d'autres religions que la catholique. Cela provoque une crise : l'Arche est là pour le handicap mental mais comment garder une identité spirituelle ?
Christian Salenson (ISTR  Institut des Sciences et Théologies des Religions de Marseille) nous a permis d'approfondir la réflexion à partir du mystère pascal, la vie jaillit du handicap, faisant l'unité de la nature humaine. Et nous a permis de garder l'identité catholique tout en restant ouverts. On a constitué des commissions Arche et Islam – Arche non -croyants.
Tout le monde est libre de participer aux temps spirituels. C'est une richesse que les handicapés nous apportent.

14 – Je ne vis pas en milieu handicapé et j'ai des stéréotypes : les gens différents nous renvoient à nos peurs. Les accompagnants doivent prendre du recul. Mais il y a des points de ruptures : comment cela se vit-il pour les assistants et les accueillis ?

GR : il est indispensable de prendre du recul à intervalles réguliers. Face à la souffrance inguérissable, deux attitudes sont possibles : céder à la tentation de l'absurde par la colère ou se résigner et abandonner.
L'érosion du sens se pose régulièrement, les réponses trouvées à un moment, ne sont plus valables. On a besoin d'être nourri autrement. Quand on voit la souffrance au quotidien, on propose des retraites, des séjours dans d'autres communautés, des jours de repos.
L'école de vie cycle 2 propose  au bout de quatre ou cinq ans dans une communauté, une formation avec Jean Vanier, des psys, des philosophes pour approfondir ce que l'on veut pour rester à l'Arche.

- Ce va et vient est aussi nécessaire pour les parents d'enfants handicapé. Trop de parents croulent parce qu'ils sont seuls : pour les trisomiques entraide par le GEIST.

15 – Quelle est la place des familles à l'Arche ?

GR : Au début l'Arche se situait en vis à vis de la famille. Ce sont des adultes et la communauté est leur lieu d'épanouissement. Nous pensions qu'il ne fallait pas trop de temps en famille. Nous devenons de plus en plus souple. La moitié des personnes rentrent pour le week-end. Elles font des séjours en familles une semaine pour Noël, au mois d'août.
L'autre moitié va en famille un week-end sur trois ou quatre. Mais certains ne partent jamais en famille.

16 – Face au handicap, mon regard était inquiet.
Il faudrait être capable de ne pas détourner le regard, d'être naturel. Lors d'un repas dans une communauté de l'Arche, une accueillie a fait une bévue, provoquant le rire des assistants. J'ai d'abord été choqué mais ils le faisaient avec tant de naturel que j'ai compris que l'on peut rire avec des handicapés, plutôt que d'avoir une retenue figée.

On ne sait pas que faire en face d'un handicapé. Réponse : dis-lui bonjour !


Le débat continue :


Ethernaute : Vos reflexions nous intéressent. Envoyez un courriel à l'adresse suivante : aucafedelavie@free.fr.



Retour page Comptes rendus des débats.

Retour page d'accueil