LES MIGRATIONS : SOMMES NOUS CONCERNÉS ?

Témoignage de Jean Philippe TURPIN  Directeur du Centre d'hébergement de Béziers (La CIMADE).


Appel au Débat

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    Migrer, c’est quitter son pays, non par plaisir, mais par nécessité : guerre, famine, pauvreté... La France a connu des vagues successives de migrants : polonais, italiens, espagnols, portugais, maghrébins... Si chaque période de l'histoire comporte ses particularités, on peut également repérer des constantes qui disent bien souvent nos peurs : appel d'air, islamisme, chômage...
   
    Si immigration et problèmes sociaux sont souvent reliés c'est parce qu'aujourd'hui, les étrangers font partie des populations les plus précarisées de notre société. Observer et tenter d'analyser comment sont traités les étrangers dans nos pays nous informe sur nos propres valeurs : nous sommes donc tous concernés par l’immigration.

    Après avoir situé les problèmes d'immigration dans une perspective plus large, le débat nous permettra de clarifier les enjeux.

Le débat

C R du Témoignage :

AU CAFE DE LA VIE : Mardi 19 janvier 2010. Quarante participants

La Cimade est née il y a 70 ans (1939- cette pérennité est-elle une bonne nouvelle ?) à l'initiative de l'aumônerie étudiante protestante de Strasbourg pour aider les personnes déplacées des frontières avec l'Allemagne : c'étaient des immigrés dans leur propre pays : Alsaciens déplacés dans le Tarn. Puis la Cimade a travaillé dans des camps de regroupement pour "étrangers indésirables" : Allemands, Autrichiens, Juifs et Espagnols (Rivesaltes). Il s'agissait d'être proches au quotidien de ces étrangers déplacés.

Actuellement la Cimade a diverses activités :

  -  Permanence juridique pour séjour des étrangers : faire connaître et faire valoir leurs droits pour un séjour en France. C'est l'activité principale.
   -  Demandeurs d'asile
  -  Centres de rétention : où sont placés des migrants avant reconduite à la frontière. Dans la région trois centres : Sète, Nîmes et Perpignan. Rôle : faire valoir les droits des personnes mises en rétention et veiller à la régularité des procédures.
   -   Centre d'hébergement pour étrangers.

A Béziers, centre d'accueil des demandeurs d'asile pour personnes venant d'un pays en guerre. Les procédures sont longues et les migrants n'ont pas de permis de travail et donc pas d'argent.

L'immigration, tout le monde sait ce que c'est : immigré, immigrant, émigré, pourtant il n'est pas neutre d'utiliser tel ou tel terme. En France, et c'est typique, on utilise préférentiellement le terme d'immigré. Pendant la Révolution de 1789 le terme d'émigré a pris un sens péjoratif car ce fut l'apanage de nombre d'aristocrates fuyant le nouveau régime et devenant traîtres à la République.
Aux USA on utilise plutôt le terme d'immigrant, terme plus dynamique car une fois installé l'immigrant devient citoyen. En France l'immigré reste figé dans sa situation et jusque dans ses enfants et même petits-enfants.
Traditionnellement la France a été un pays d'immigration et a connu au siècle dernier des vagues d'immigration successives : Polonais, Italiens, Espagnols, Portugais, Maghrébins….
Mais une notion sociologique entre rapidement en jeu : un peintre étranger, venant en France pour exposer ses tableaux n'est pas considéré comme un immigré. Nous considérons comme immigré celui qui vient de loin pour vendre sa force de travail et vivant, de ce fait, une précarité sociale.
L'immigré mêle ses problèmes propres à des problèmes sociaux et de précarité. En travaillant avec des immigrés, on est confronté à la précarité sociale. D'après les statistiques de INSEE les étrangers sont les personnes les plus touchées par la crise.

Qui sont les gens qui viennent dans notre pays ?

Pratiquement il n'y a plus maintenant de moyens légaux pour venir en France : les frontières sont fermées, mais les gens viennent sans autorisation.
Quels sont les moyens légaux d'immigration :
    Rejoindre sa famille : regroupement familial ou avoir un conjoint français : parcours administratif très difficile pour épouser un étranger.
    Fuir la guerre et demander l'asile en France, personnes originaires du Caucase : Tchétchènes, Arméniens, Azerbaïdjanais  - de l'Afrique : Congo et Rwanda. A Paris il y a des Afghans. Tous cherchent à obtenir le statut de réfugié. Mais actuellement l'administration remet en cause le droit des réfugiés.
    Contrat de travail : actuellement c'est quasi impossible et l'immigration choisie est un mythe.

Mais les étrangers viennent quand même car il est impossible d'empêcher les gens de se déplacer, d'autant plus que "ça brille au Nord et qu'au Sud on crève de faim". Les frontières sont fermées mais on vient quand même et l'on travaille au noir avec tous ses risques, notamment le défaut d'assurances.

Comment réfléchir de façon globale et non seulement nationale au problème des migrations ?

L'agence FRONTEX (Agence Européenne aux Frontières Extérieures) a été créée en 2000 et dotée d'un budget de 130M € : elle a pour mission de surveiller les frontières de l'Europe pour endiguer les passages clandestins.
Tentative d'externalisation des frontières : accords avec la Libye et le Maroc pour stopper les Africains à leurs propres frontières. Idem pour l'Ukraine pour les migrants venant de l'Est.

Aujourd'hui, on ne peut pas penser l'immigration de façon globale tant qu'il y aura du travail au noir:
Les fruits et légumes cultivés au sud de l'Espagne, avec travail au noir, reviennent moins chers que ceux cultivés au Sénégal : les Sénégalais ne peuvent écouler leur production locale et se voient forcés d'émigrer en Espagne car ils ne peuvent plus vivre chez eux.
De même pour fabriquer nos téléphones portables on a besoin d'un minerai rare, le coltan, qui existe à l'état naturel en Australie et au Congo (RDC). Dans ce pays les mines sont tenues par un général opposant au régime et entretenant un état de guerre avec de très nombreuses victimes et des trafics très importants : les Congolais tentent de fuir….

On ne s'affronte pas à ces problèmes et l'on promulgue des lois très dures contre les gens, dont les conséquences sont une politique hypocrite : le ministre annonce 29000 expulsions. Cela sert seulement un discours politique car il y a régulièrement des régularisations en même nombre que celui des expulsions. Elles sont faites par pouvoir discrétionnaire des préfets : après dix années de présence continue sur le territoire, sans titre de séjour. Pendant ces années ces personnes vivent du travail au noir (recrutés sur de véritables marchés aux esclaves), sont victimes des marchands de sommeil (pas possibilité de louer un logement) et ont peu ou pas de protection sociale.
La situation des Roms est encore plus dramatique : ils sont sujets européens mais n'ont pas de papiers et aucun droit à une protection sociale. Cela remet en cause les fondements des principes républicains.
La Cimade est intransigeante sur les droits fondamentaux des individus : tout homme a droit de manger, de dormir sous un toit et de se soigner et elle introduit de nombreux recours car ces droits sont souvent remis en cause.

Que mettre en œuvre pour que notre société résolve ces problèmes et parvienne à ériger un système plus juste et plus humain ?

Le débat :

1 – Je fais de l'alphabétisation au Secours catholique avec des marocaines sans papiers mais elles bénéficient de l'AME, Aide Médicale d'Etat.
JPT : avant c'était la CMU, puis on est passé à l'AME, outil très important qu'il ne faut pas remettre en cause car il touche au droit à la santé. AME est un minimum pour pouvoir être soigné mais il faut faire des dossiers et ce peut être difficile pour des personnes qui n'ont pas de liens sociaux et pas accès à la constitution de dossiers.

2 – Parmi les causes de l'émigration, certaines populations seront contraintes de se déplacer en raison du réchauffement climatique.
JPT : Quel statut leur donner ? Actuellement le réfugié climatique n'entre pas dans la charte des réfugiés, datant de 1951.

3 Je travaille dans l'éducation nationale pour l'accueil des enfants étrangers. Etre scolarisé 'est un droit inaliénable quelle que soit la situation de ses parents. Souvent il faut le rappeler aux directeurs d'établissements.
Les Roms, sont en majorité roumains, donc européens mais ils ont, vis à vis de la France un statut provisoire : ils ne sont pas considérés comme des immigrés et n'ont pas le droit de travailler. Les préfectures ne connaissent pas leur nombre car elles ne décomptent pas les Européens. Les Roms sont, en Roumanie, la catégorie sociale la plus basse et n'ont droit à rien. On essaie de promouvoir l'école dans les camps (à Montpellier : à côté du château de la Mogère, bidonville en face de la nouvelle mairie, squat au Plan des 4 Seigneurs,  vers Odysseum) Cette situation est invraisemblable pour des européens.
JPT : nous avons eu une expérience de scolarisation des enfants à Béziers : leur inscription avait été refusée par la mairie. Nous sommes allés au tribunal et il y a même eu recours en Conseil d'Etat : la mairie a été obligée d'inscrire les enfants (en 2006).
Les clauses temporaires frappant les Roumains : ils ont le droit de circuler mais pas de séjourner. Ils n'ont pas le droit de travailler : c'est une hypocrisie. Une grande partie des expulsés sont des Roms 29000 environ. Mais un Rom expulsé a le droit de revenir.

4- J'ai travaillé avec des immigrés à l'ASTM (Association de Solidarité avec les Travailleurs Migrants) entre1965 et 1995 : quelle politique va-t-on avoir devant le boum démographique des pays du Maghreb alors que dans notre pays l'industrie diminue et le travail qu'elle proposait ?
JPT : l'immigration en provenance d'Afrique du Nord diminue, et le Maroc reçoit des migrants subsahariens. Selon les sources INED notre démographie diminue alors que celle de ces pays augmente et en 2030 (après la disparition de la génération du baby boom) notre population diminuera. Il en sera de même pour toute l'Europe mais qui essaie de répondre franchement à ces questions ?

5 – Les démographes se sont toujours trompés !

6 – Les richesses du Maroc sont les phosphates, les travailleurs et le tourisme. Il exporte toujours ses travailleurs mais se développe. Pourquoi l'Algérie ne se développe-t-elle pas ?
Les Chinois qui travaillent à son développement apportent  la main d'œuvre et même les matériaux de construction nécessaires.
Les fraises produites en Espagne le sont grâce à des Sénégalais.
JPT : est-ce ce modèle là que nous voulons promouvoir ?
Les fraises produites en Espagne le sont à bon marché mais leur transport nécessite du pétrole pour les amener dans nos assiettes;

7 – Je ne mange pas de fraises hors saison et privilégie les produits locaux. Mais quand nous consommons des yaourts à la fraise ou des produits surgelés nous sommes prisonniers des grands groupes agroalimentaires qui achètent ces fraises….

8 – Comment poser le problème des migrations sans faire de racisme ?  Depuis Abraham, les pays s'enrichissent avec les migrants. En France, une nouvelle culture naît. Comment faire quelque chose de positif ?
JPT : je suis très réticent quand on parle de discrimination positive. Il faut se rappeler que beaucoup de Français ont des parents d'origine étrangère. Quand les droits fondamentaux sont respectés, il n'y a pas de problème. Mais quand il y a de la précarité, tous les problèmes sont aggravés.
Comment vivre ensemble avec tous nos défauts et les leurs ?

9 - Il y a un blocage avec les arabo.- musulmans

10 – Dans les années cinquante, avec cent musulmans, il n'y avait pas de problème

11 – Comment se passe l'accueil dans les centres ? Certains leur préfèrent, pour dormir, des abris de fortune.

12 – Sur Internet on trouve fréquemment des appels à la haine de l'Arabe ou des musulmans. Il y a refus de la mixité sociale
JPT : je ne suis pas inquiet : l'intégration va se faire, il y a déjà de nombreux mariages mixtes
Il faut être soucieux de leurs droits. Mais il faut du temps : l'intégration des Polonais et des Italiens a pris une génération. Le problème de la précarité sépare davantage.
Les centres : on y accueille les demandeurs d'asile. Le principe de la convention de Genève est la protection : on leur accorde un titre de séjour temporaire et des moyens de subsistance (une place dans un centre d'accueil). Ce n'est pas le luxe : il faut partager la chambre à plusieurs. On leur accorde un suivi des procédures de demande d'asile.
Les centres de réinsertion sociale ne sont pas spécifiques aux étrangers (la précarité sociale n'est pas  réservée aux étrangers) les conditions dans ces centres sont plus rudes. Il y a beaucoup d'étrangers dans les centres Emmaüs. Les SDF quelquefois préfèrent rester à la rue plutôt que d'aller dans ces centres car leurs règles sont contraignantes

13 - Il y a les effets économiques de la mondialisation : migrations vers les USA du Mexique et du Guatemala : des régions entières du Mexique sont vidées de leur population qui est partie vers les USA. La conséquence est que, sur place, les fruits ne peuvent être récoltés faute de main d'œuvre et pourrissent sur pied.
JPT : en France il y a 5millions d'étrangers, dans le monde il y en a 275 millions : tous les émigrants n'arrivent pas chez nous.

14 – Il y a cinq ans, dans  l'éducation nationale les étrangers étaient essentiellement maghrébins. Actuellement les Marocains sont en forte baisse et l'immigration est majoritairement européenne. Mais dans l'imaginaire collectif l'étranger c'est le maghrébin.
JPT : actuellement on note une attitude différente des Marocains : "immigration pendulaire" : retour au Maroc pour y faire des affaires.

15 - Les pêcheurs mauritaniens ne peuvent plus vendre leur poisson car l'Europe soutient ses  producteurs. Il ne leur reste plus qu'à utiliser leurs barques pour être passeurs de clandestins vers l'Europe. Le dumping fait s'écrouler des économies entières. Nous sommes en partie responsables de l'immigration dans nos pays car, dans les leurs, ces gens crèvent de faim.
JPT : on ne tient pas compte du prix réel des produits. Comment se coltiner ces problèmes ?

16 – Qu'entendre par "il faudrait qu'ils s'intègrent" ? On parle de mixité sociale mais à l'étranger, les communautés françaises sont les premières à chercher à se regrouper
JPT : d’abord on a besoin de se retrouver avant de pouvoir s’intégrer. En France on a une solution : les personnes doivent se comporter comme des Français mais cela va engendrer un grand effort, un coût humain. On a fait des études sur l'intégration dans la société de personnes handicapées : ils ont d'abord le besoin de se regrouper, et ensuite ils accèdent à l'autonomie. C'est le même processus pour les étrangers. Dans le modèle anglo-saxon on donne des droits aux communautés mais les personnes issues de l'immigration n'ont pas accès aux meilleurs postes, mais c'est plus facile au début.

17 – On a confondu égalité et uniformité. Mais le métissage social  a marché sous la troisième République
18 - et le métissage des cultures est en marche.

19 (une étudiante italienne) avec l'immigration vous avez la possibilité de devenir un peuple cosmopolite, une petite « Amérique de l’Europe ». Il faut se mélanger.
JPT : on ne peut pas avoir, en la matière, une politique purement nationale, il faut une politique européenne

20 – Ne pensez-vous pas que les étrangers préfèrent la France en raison de son système social ?
JPT : Non. Les migrations sont issues de l'histoire de la colonisation : les Afghans vont en Grande Bretagne, les Congolais en Belgique, les Turcs en Allemagne

20 (même intervenant)  – Un problème important qui se pose est de fixer les gens dans leur pays en en favorisant le développement; C'est l'idéal du CCFD qui aide les gens à vivre dignement dans leur pays où ils restent.
JPT : aujourd'hui le pêcheur mauritanien est victime d'un système économique mais le chômeur français est dans une situation analogue. Le problème est dans le système économique et il y a une solidarité à inventer.

21 – J'ai découvert aujourd'hui quelque chose de surprenant : une entreprise de maçonnerie a des ouvriers polonais qui passent trois semaines en France et qui retourne une semaine en Pologne
JPT : je croyais que le Polonais n’était que plombier. Il y a de nombreux Polonais en grande Bretagne, qui retournent ensuite au pays. Mais la Pologne va se développer et cette immigration va diminuer
Notre modèle est-il viable du point de vue mondial ? Non il faut trouver des modèles moins coûteux

22 – Il n'y a pas de barrière de visa pour les Polonais qui sont européens. Mais obtenir un visa pour de nombreux étrangers est tellement difficile qu'une fois en France, les étrangers n'en partent plus
JPT : pour les visas il n'y a pas de loi, pas de justification à un refus et pas de recours possible. Les attachés culturels sont les plus virulents.

22- Pourquoi bloque-t-on les visas ?
JPT : c'est une manière d'afficher un discours : "on est dur avec les étrangers", discours électoraliste. La loi est extrêmement dure mais hypocrite. Il y a des régularisations "au noir", et quelqu’un qui vit en France depuis 10 ans a droit à un titre de séjour.

23 – Désormais tout étranger candidat à l'immigration doit avoir un certain niveau de langue française mais la mise en œuvre de ce dispositif est difficile et la mesure très souvent illusoire.
JPT : l’ouverture culturelle, n’est pas fonction de la culture d’origine mais du niveau d’étude (des diplômes).

Le débat continue :


Ethernaute : Vos reflexions nous intéressent. Envoyez un courriel à l'adresse suivante : aucafedelavie@free.fr.



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